Alexander Krethlow, qui anime la discussion, rappelle tout d’abord que la CG MPS observe traditionnellement ce qui se passe au-delà des frontières, avec pour objectif de constater comment nos voisins empoignent les problèmes inhérents à la politique de sécurité. L’Allemagne, par exemple, continue d’appliquer le principe de la «défense générale». Cette notion regroupe la «défense civile» et la «défense militaire». Ainsi, le nouveau «Plan d’opérations Allemagne» (Operationsplan Deutschland) vise à rétablir la capacité de défense. L’armée allemande a, en effet, constaté qu’elle est devenue plus dépendante de l’aide civile.
Répondant à la question d’Alexander Krethlow qui lui demande où elle situe les principaux défis pour la Suisse en vue d’une éventuelle «nouvelle défense générale», Katja Gentinetta, qui étudie de longue date les conceptions de la politique de sécurité de la Suisse, répond que l’armée doit intégrer encore plus intensément les menaces hybrides. Elle mentionne le «Resistance Operating Concept» (ROC). Ce concept présente des mesures qu’un Etat pourrait prendre pour se prémunir contre la perte partielle ou intégrale de sa souveraineté nationale en cas de conflit. Aujourd’hui, le ROC est mis en œuvre en Ukraine. Dans ce contexte, Katja Gentinetta relève que le concept suisse de «défense générale» n’est fondamentalement pas désuet. Elle situe toutefois trois obstacles importants à son sujet en Suisse. Ce sont, premièrement, des obstacles pratiques (matériel, technologie, financement); deuxièmement, des obstacles mentaux (l’idée que la neutralité nous protégera aussi lors d’une prochaine guerre, ou encore la croyance qu’il ne va de toute manière rien nous arriver); et troisièmement, des obstacles au niveau des opinions exprimées (les opinions relatives à la menace divergent chez les élites; l’idéologie de parti passe avant la réalité). Pour cette raison, Katja Gentinetta enjoint les personnes convaincues du sérieux de la situation d’intensifier leur travail de persuasion, pour que l’ensemble de la population prenne part à la «nouvelle défense générale» – un domaine dans lequel la Suisse sert d’ailleurs d’exemple au niveau international. A titre d’exemple, Katja Gentinetta mentionne l’Estonie et sa Ligue de défense (16’000 volontaires accomplissant une mission légale; cette Ligue est subordonnée au Ministère de la défense), qui mériteraient d’être examinées.
A la question d’Alexander Krethlow de savoir si les organisations partenaires de la protection de la population (police, sapeurs-pompiers, domaine de la santé, exploitations techniques, protection civile) devraient appuyer l’armée en cas de guerre, le commandant de corps Thomas Süssli, chef de l’armée, répond que la situation de la menace telle que nous la connaissons aujourd’hui nécessite une «défense globale». Cette dernière se caractérise par l’anticipation, la préparation, la résilience, l’information, la cyberdéfense et, en dernier, par la défense contre une menace militaire classique. Pour Thomas Süssli, il s’ensuit que tous les acteurs doivent collaborer d’emblée étroitement. S’il en va de la défense contre une attaque militaire, il faut intégrer aussi les moyens civils dans la défense.
Alexander Krethlow rappelle que l’armée s’oriente de nouveau sur le cas de guerre. Il en déduit que la protection de la population doit, elle aussi, intensifier ses activités dans ce domaine pour éviter qu’un déséquilibre ne se crée. Cette nécessité devrait déboucher sur une «nouvelle défense générale».
Michaela Schärer, directrice de l’OFPP, confirme que l’Office fédéral de la protection de la population (OFPP) s’est concentré jusqu’à ce jour sur les cas de catastrophes et de situations d’urgence. Les capacités en place pour de tels cas sont utiles aussi en cas de guerre. Vu que l’armée se concentre de nouveau sur la défense, l’appui de cette dernière aux autorités civiles va vraisemblablement diminuer. Michaela Schärer ajoute qu’une collaboration civile-militaire crédible ne fonctionne toutefois que si la population est protégée. Pour cette raison, la protection de la population a besoin de plus de capacités opérationnelles, d’indépendance et de capacité à tenir sur la durée, c’est pourquoi l’OFPP a défini 13 champs d’action. Il s’agit notamment de la répartition des tâches entre l’armée et la protection civile, ainsi que de la manière dont la Confédération devrait conduire la protection civile en cas de guerre. Ces aspects, et d’autres encore, doivent être examinés dans la perspective d’une «défense générale».
Concernant l’état de préparation mental, le conseiller d’Etat grison Martin Bühler insiste sur le fait que la population suisse n’est aucunement préparée à faire face à un conflit armé. Il existe bien des concepts fondamentaux auprès de l’armée et des autorités et organisations du domaine du sauvetage et de la sécurité (AOSS), et la Suisse est un pays dans lequel les différents organismes s’exercent à un haut niveau, mais pour que le système d’ensemble fonctionne, il faut des concepts et des règles indiquant qui fait quoi et quand en cas de défense. Des clarifications s’imposent encore à ce sujet, notamment avant qu’il soit possible d’effectuer des exercices impliquant l’intégralité des troupes.
Concernant l’intensification de la collaboration entre l’armée et la protection civile pour la défense nationale, le secrétaire d’Etat Markus Mäder informe que le Secrétariat d’Etat à la sécurité (SEPOS) élabore actuellement les bases d’une «Stratégie de la politique de sécurité 2025». Il insiste sur la nécessité que tous les instruments de la politique de sécurité s’organisent et se préparent en prenant pour référence le scénario d’une poursuite de l’escalade de la guerre en Europe. Les milieux confrontés professionnellement à la politique de sécurité sont conscients de la nouvelle situation de la menace, mais il est encore nécessaire qu’une grande partie de la population en prenne conscience. Il faut dans tous les cas que tous les acteurs accroissent leur capacité à résister. Concernant la notion de «défense générale», Markus Mäder pense qu’il existe un certain scepticisme au sein du SEPOS. Cette notion est associée à un concept mis en œuvre à une époque révolue. Les conditions-cadres ont changé, c’est pourquoi il faut éviter de mettre des entraves à la réflexion conceptuelle en reprenant des notions qui datent de la Guerre froide. La menace est devenue plus dynamique, plus variée et plus diffuse, et elle déploie de plus des effets nouveaux et dans des espaces nouveaux également. Finalement, il s’agit de combiner les effets de l’ensemble des instruments de la politique de sécurité pour défendre la Suisse dans toutes les situations, de la prise d’influence «hybride» jusqu’aux effets directs d’une confrontation armée. La notion utilisée pour chapeauter le tout pourra être définie plus tard.
Alexander Krethlow pense qu’une nouvelle dénomination devra pouvoir être prononcée et ne peut pas être quelque chose comme «concept global de défense» ou «Resistance Operating Concept». C’est la raison pour laquelle le comité de la CG MPS a retenu la notion de «nouvelle défense générale». Alexander Krethlow est d’avis que l’on pourrait aussi parler de «défense intégrale».
En réponse à la question de Jakob Signer, conseiller d’Etat en Appenzell et président de la CG MPS, au sujet de ce qu’il convient de faire pour que les différents acteurs de la politique de sécurité travaillent ensemble et non parallèlement, Martin Bühler répond qu’une guerre concernera non seulement l’armée et les AOSS, mais l’ensemble de la société, c’est-à-dire aussi l’économie, le trafic transfrontalier et les relations internationales. Il faut par conséquent un «concept de collaboration» similaire à la «défense générale» de la Guerre froide. Cela signifie qu’il faut réorienter la collaboration dans différents domaines. La première étape est la prise de conscience – l’«awareness».
Concernant la question de Jakob Signer, Thomas Süssli pense que la collaboration est déjà efficace en Suisse dans de nombreux domaines. Nous n’osons toutefois pas réfléchir à des scénarios «inimaginables». En cas de guerre, la «défense nationale mentale» joue aussi un rôle. Michaela Schärer partage cette opinion et pense que les principaux obstacles découlent de ce que notre système est conçu pour des situations autres que celle d’une guerre. Pour faire face à de nouveaux défis, il faut travailler avec des scénarios nouveaux. Il faut poser des questions qui font peur. Au nombre de ces dernières figure justement aussi la collaboration entre l’armée et les AOSS en cas de guerre. Markus Mäder constate que la situation en Suisse n’est fondamentalement pas mauvaise, par exemple si on compare la collaboration civile-militaire à la situation qui règne en Allemagne. Notre principal défi réside dans la conduite stratégique. Notre système est lent en raison de la nécessité de toujours impliquer tous les acteurs et tous les niveaux étatiques, ce qui complique la maîtrise d’une crise de grande ampleur ou de changements rapides. Katja Gentinetta aussi insiste sur le fait que la menace de guerre n’est pas encore suffisamment perçue en Suisse. Il s’agit maintenant de réexaminer les enseignements tirés de la crise du Covid pour le fédéralisme et de les appliquer à une guerre.
Karin Kayser-Frutschi, conseillère d’Etat du canton de Nidwald, attend des différents acteurs qu’ils continuent de consolider leurs connaissances, ce dans quoi elle voit l’une des tâches fondamentales du SEPOS. Markus Mäder répond que cet aspect fait partie de la «Stratégie de la politique de sécurité 2025», qui définira la marche à suivre et les thèmes importants. Alexander Krethlow constate qu’une nouvelle plaque tournante est en cours de création avec le SEPOS, et qu’il existe déjà un tel instrument avec le Réseau national de sécurité (RNS) et ses plates-formes. Martin von Muralt, délégué au RNS, ne voit pas naître de concurrence. Concernant la Suisse, il situe deux défis à relever, à savoir les effets de la menace hybride sur tous les niveaux de l’Etat, et la nécessité de régler le transfert des responsabilités des cantons à la Confédération et des AOSS à l’armée. Michaela Schärer rappelle le challenge lié au système de milice dans lequel de nombreuses personnes font service à la fois dans les sapeurs-pompiers, dans le domaine de la santé et dans l’armée. On ne sait pas encore précisément quelles ressources personnelles seront effectivement à disposition de quel instrument de la politique de sécurité en cas de guerre.
Finalement, Martin Bühler insiste sur la nécessité d’empoigner rapidement le renforcement de la collaboration entre l’armée et les AOSS. Par ailleurs, les niveaux de la conduite ont maintenant le devoir de prendre des décisions en s’orientant aux besoins à venir.
De son côté, Thomas Süssli rappelle que la gestion en cas de crise a besoin non seulement de rôles clairement définis, mais aussi de processus qui le soient. Il faut en outre des moyens, ainsi que des exercices communs réguliers sur la base de scénarios impensables jusqu’à ce jour mais qui doivent de nouveau devenir imaginables.
Katja Gentinetta exhorte à examiner fondamentalement l’extension d’un concept, comme les «Semaines de la sécurité dans les écoles», dans le but d’intégrer d’autres cercles de la population. Une telle mesure aussi pourra renforcer la prise de conscience de la menace dans la population. Et en lieu et place d’utiliser des anglicismes, on pourrait comprendre la notion de Confédération comme «Fédération pour la sécurité».
Michaela Schärer insiste sur la nécessité d’étendre l’actuel système intégré de protection de la population pour en faire un «système intégré national», dans lequel tous les acteurs joueront un rôle.
Markus Mäder, enfin, pense que la manière dont la Suisse est organisée aujourd’hui sur le plan de la politique de sécurité ne suffit plus. La capacité de défense doit être renforcée non seulement à travers l’armée, mais aussi à travers le Réseau national de sécurité et des partenariats internationaux.